Interview de Jacques Creyssel à l'Opinion

Jacques Creyssel est le délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution. L’organisation regroupe près de 70 enseignes de la grande distribution en France, soit la plupart d’entre elles. La FCD représente 30000 points de vente, un volume d’affaires de 200 milliards d’euros et 750000 emplois. L’organisation publiera, dans quelques semaines, un document détaillant les grandes ruptures que le monde de la distribution vit depuis cinq ans, qui font émerger un nouveau modèle du commerce. L’objectif, en pleine la campagne présidentielle: faire comprendre aux politiques que les outils anciens ne sont plus pertinents et des risques qui pèsent sur l’emploi.

Pour vous, le modèle économique de la grande distribution a changé du tout au tout, en un laps de temps très court? Que s’est-il passé?

Notre secteur est au cœur d’une série de révolutions qui le bouleversent. Le business model initial est modifié par la faible croissance de la consommation. Le développement rapide du e-commerce change la donne, notamment dans les rayons non-alimentaires. Le consommateur, de plus en plus connecté, est désormais habitué à avoir accès à tout, partout, tout le temps. Enfin, la rupture digitale se manifeste dans ses trois composantes : numérisation, uberisation et robotisation.  La multiplication des data transforme le marketing, qui devient prédictif, en s’intéressant non seulement aux actes d’achat, mais aussi désormais aux intentions d’achat. L’uberisation s’applique aux livraisons, avec les casiers, et demain sans doute, les véhicules autonomes. Enfin, la robotisation modifie notre chaîne logistique avec des conséquences potentielles que l’on imagine sur l’emploi.

Le paysage concurrentiel est lui aussi bouleversé...

Les concurrents ne sont aujourd’hui plus seulement les autres distributeurs, mais aussi les GAFA et d’abord Amazon. Et demain les géants chinois, comme Alibaba. Ce dernier affiche un volume d’affaires de 500 milliards de dollars, prévoit de le doubler d’ici 3 ou 4 ans. A comparer à 80 ou 100 milliards pour les grands distributeurs physiques, même s’il s’agit essentiellement de places de marché, les grands équilibres sont ébranlés. 

Comment pouvez-vous réagir face à ces bouleversements?

Ces changements majeurs font aujourd’hui émerger un nouveau modèle de commerce, l’omnicanal. De plus en plus, commerce physique et numérique se confondent. Chaque consommateur a le choix de comparer, commander, acheter indifféremment en ligne ou en magasin, d’être livré chez lui ou en magasin. C’est une formidable opportunité, pour laquelle les distributeurs français sont bien placés: ils couvrent les territoires, ont développé un réseau de magasins alimentaires de proximité, ils proposent des choix bien plus larges qu’ailleurs en Europe, les drives sont développés… Mais pour que ce système se développe, et génère de la valeur et de l’emploi, il nécessite une véritable égalité des conditions de concurrence entre commerce physique et commerce virtuel. C’est tout le sens de la nouvelle politique du commerce que nous proposons aux candidats à l’élection présidentielle, qui doit conduire à modifier en profondeur tous les instruments existants.

Pour vous, cela passe d’abord par une révolution fiscale.

Oui. Elle est indispensable, pas seulement pour le commerce, mais pour tous les secteurs concernés par le numérique. La fiscalité a été historiquement bâtie sur une base «physique», c’est l’impôt foncier. Or, cet impôt, ne concerne que les magasins, et très marginalement le commerce virtuel. Il faut donc rétablir l’égalité, non pas en créant encore un nouvel impôt, mais en transférant cette charge vers un impôt payé par tous. C’est pourquoi, nous proposons la suppression des impôts fonciers sur le commerce, y compris la TASCOM, au profit d’un relèvement de la CVAE ou de la TVA. Ce serait neutre pour le consommateur et favorable à l’emploi. N’oublions pas que les distributeurs traditionnels, à chiffre d’affaires comparable, créent 3 à 5 fois plus d’emplois que le e-commerce.

L’emploi se porte bien dans le secteur de la distribution. Vous vous inquiétez tout de même ? 

Le commerce de détail représente plus de 1,7 million d’emplois. Nous sommes aujourd’hui au plus haut niveau historique, notamment grâce au CICE. Mais la robotisation et le numérique peuvent potentiellement le menacer.  Or, nous sommes le premier secteur pour le recrutement des jeunes non qualifiés. Un secteur avec une forte ascension sociale, puisque 31% des directeurs de magasins ont commencé comme salariés. C’est pourquoi, il faut aller plus loin sur la baisse du coût du travail. Nous proposons donc la suppression totale des charges sur les salaires du niveau du Smic, et la prolongation de cette baisse sur les autres salaires.

Comptez aussi remettre en avant le sujet de l’ouverture des magasins le dimanche et en soirée?

Oui! Pour que les magasins soient compétitifs dans l’omnicanal, il faut avant tout qu’ils offrent des services. Or, le premier service, c’est d’être ouvert. Plus de la moitié des Français, lorsqu’on les interroge, souhaitent l’ouverture des magasins le dimanche, et en soirée. Tout cela moyennant, bien sûr des accords. Il faut sortir des débats théologiques sur le sujet. C’est majeur pour l’activité et l’emploi, 20.000 personnes travaillent déjà le soir dans nos magasins. Et derrière tout cela, c’est l’avenir de la ville qui est en question. Voulons-nous des centres-villes qui soient des lieux de convivialité avec des magasins, ou seulement des showrooms et des box de livraison? Car la livraison, elle, n’est pas interdite le dimanche ou le soir ! La seule règle possible, selon nous, est la liberté d’ouverture que chaque commerçant adaptera en fonction des besoins, des habitudes locales. 

Le secteur de la distribution est-il aussi de ceux qui s’insurgent contre les excès de normes?

Depuis 5 ans, contrairement aux engagements pris, on a multiplié les réformes de l’urbanisme commercial, avec un seul but : décourager le commerce physique. Là aussi, rétablissons l’équilibre et favorisons le commerce omnicanal, au lieu de multiplier les aides de fait à Amazon! La loi Alur a imposé la division par deux du nombre de places de parking. On vient même d’imposer, pour les grands hypermarchés, de créer jusqu’à 1300 places pour garer les vélos. C’est absurde. De la même façon, lorsque l’on augmente une surface commerciale de 100 ou 200 mètres carrés, les nouvelles règles environnementales s’imposent à l’ensemble de la surface préexistante. Il faut, au contraire, simplifier les règles, pour permettre une respiration du parc et une adaptation continuelle aux besoins.

Quel écho les candidats à l’élection présidentielle donnent-ils à vos demandes ?

Nous voyons tous les candidats à la primaire de la droite et du centre mais aussi le PS. Les retours sont très positifs. Il y a une vraie découverte, et je le crois, une prise de conscience forte, du fait que le commerce est en pleine révolution et que le système fiscal n’est pas adapté. Tout n’est évidemment pas consensuel, comme par exemple notre demande de pouvoir vendre, dans les mêmes conditions qu’en pharmacie, des médicaments sans ordonnance.

La dernière campagne de négociation des prix a été particulièrement violente entre la grande distribution et ses fournisseurs. Est-ce une fatalité?

La guerre des prix est néfaste pour tous les acteurs. Nous souhaitons évidemment en sortir, même si c’est difficile. Il faut arrêter de penser que la grande distribution française est responsable de la déflation européenne. Les prix français évoluent exactement comme les prix européens et ils sont globalement plus élevés que la moyenne européenne. Par ailleurs, les économies engendrées par les prix bas pour les consommateurs ont été réinvesties par eux dans des achats supplémentaires mais aussi dans des produits de gamme supérieure, ce que nous appelons la «premiumisation » des achats». Les consommateurs n’opposent pas prix bas et qualité : ils veulent les deux. Du beurre « premier prix » pour la cuisine et du beurre « premium » pour le petit-déjeuner ! 75% de la croissance de nos ventes depuis le début de 2016 provient de produits innovants de PME, de produits locaux, bios ou sans gluten. Les consommateurs veulent plus de qualité et sont prêts à la payer. C’est ainsi que l’on sortira de la crise. Et aujourd’hui ce sont les PME qui innovent et prennent des risques, alors que les grandes marques ont parfois un souci d’agilité.

N'est ce pas paradoxal ? Vous avez besoin de ces PME, mais elles se plaignent souvent d'être dans une situation de dépendance économique qui rend les négociations périlleuses pour elles. 

Nous en avons conscience. C’est pourquoi, nous avons signé des codes de bonnes pratiques avec la FEEF, et, plus récemment Coop de France, sur des sujets très concrets. De même, nous rendons publique aujourd’hui une charte des relations commerciales respectueuses et apaisées, qui sera affichée dans tous les box de négociation lors de la prochaine campagne, avec des engagements précis à respecter par les acheteurs. Nous avons enfin proposé à nos fournisseurs de l’agroalimentaire réunis dans l’Ania, la Feef, Coop de France et l'Ilec d’élaborer ensemble de nouvelles règles du jeu. Cela éviterait la surenchère législative autour du code du commerce, déjà hypertrophié. Le droit a aujourd’hui pris le pas sur la relation commerciale. Nous devons apprendre à régler les tensions par nous-même, en remettant le produit au cœur de la négociation.

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